Octobre : Le conte de la lune du Chasseur
- Caroline P.
- 2 juil.
- 6 min de lecture
Octobre avait drapé la forêt de couleurs flamboyantes. Les feuilles des érables et des chênes, orangées, pourpres et or, tombaient en une pluie lente, tapissant le sol d'un tapis crépitant. Au sein de la tribu, une effervescence joyeuse régnait. C'était le temps où le voile entre les mondes s'amincit, le temps d'honorer les ancêtres. Sur le seuil des maisons, des citrouilles aux sourires édentés veillaient, et l'air embaumait le feu de bois et les pommes épicées.
La Marcheuse participait aux préparatifs, un sourire aux lèvres. Elle aimait ces moments de partage, la chaleur de la communauté se rassemblant avant la longue saison sombre. Mais au milieu des rires et des conversations, elle sentait un appel différent, plus subtil et plus profond. Un courant d'air froid dans la chaleur ambiante. Depuis quelques nuits, un rêve insistant la visitait : celui d'une racine noire, tordue, enfouie sous la terre. Au réveil, un poids sourd pesait sur sa poitrine.
C'était l'appel de ses propres morts, de ses ombres personnelles, qui ne pouvait être entendu dans le bruit de la fête collective.
Alors que des enfants excités comparaient leurs futurs déguisements de fantômes et d'esprits de la forêt, elle sentit le murmure devenir une nécessité. Pour vraiment célébrer les ancêtres avec les siens, elle devait d'abord faire ce voyage seule. Elle quitta discrètement la lumière et la chaleur du village, sa lanterne à la main, et s'enfonça dans la forêt qui devenait rapidement plus sombre, plus silencieuse.
Elle pénétra dans un bois ancien que les villageois évitaient, une cathédrale de hêtres couverts de mousse où la brume flottait en permanence. L'air y était épais, presque sacré, vibrant d'une mémoire ancienne. Le sol, spongieux, étouffait le bruit de ses pas. Elle n'avait pas peur. Elle était là où elle devait être, sur le seuil du monde invisible.
Elle marchait, guidée par la lumière spectrale de la Pleine Lune du Chasseur qui perçait le brouillard, lorsque soudain, un grondement sourd vibra sous ses pieds. Ce n'était pas le tonnerre. C'était la terre qui parlait. Et il apparut, surgissant d'un fourré dans un fracas de branches brisées. Un Sanglier massif. Il n'était pas un simple animal ; il était une force de la nature, un gardien des mémoires souterraines. Son poil était hirsute, couleur de terre et de nuit. Son regard, deux braises indifférentes, ne la vit pas comme une intruse, mais comme une âme venue chercher ce qui lui était dû.
Sans un geste de menace, il se posta au pied d'une souche énorme, et commença à creuser. De son groin puissant, il éventra la terre dans une détermination farouche, révélant ce qui était enfoui. Il n'était pas un guide doux ; il était un passeur, celui qui ouvre de force les portes de l'inframonde. Il déterra bientôt une racine tordue, noire, épaisse, enchevêtrée dans la souche comme un serpent fossilisé. Sa tâche accomplie, le Sanglier grogna une dernière fois et disparut dans l'ombre, la laissant seule face à sa découverte.
La Marcheuse s'agenouilla. L'air autour de la racine était plus froid. Elle posa la main dessus. Le monde bascula. Un torrent de mémoires qui n'étaient pas les siennes la submergea. Elle sentit dans ses propres mains le froid des cendres d'un foyer éteint, sur les joues d'une femme qui pleurait sans larmes. Elle sentit dans sa propre mâchoire la tension d'un homme enfermant sa rage dans le silence pour ne pas exploser. Elle sentit dans sa propre gorge le nœud d'une peur ancestrale, celle d'une lignée de femmes qui s'étaient tues pour survivre. C'était un pacte de silence, une transmission invisible qui coulait dans ses veines. Elle comprit : ce n'était pas sa douleur, mais elle la portait. Par loyauté inconsciente. Par héritage.
Elle resta longtemps là, la main posée sur cette racine mémorielle, laissant les vagues d'émotions la traverser. Puis, elle parla. D'une voix calme, posée.
Un acte psycho-magique pour briser un contrat invisible. « Je vous vois. »
« J’honore votre douleur, votre silence et votre force pour avoir survécu. »
« Mais ce poids n'est plus à moi. Je vous rends ce qui vous appartient, avec amour et respect. Je choisis de ne garder de vous que la force et l'amour qui ont réussi à percer jusqu'à moi. »
À cet instant, un fil invisible qui la reliait à cette souffrance se rompit. Une brise douce et chaude traversa la clairière, comme un soupir de soulagement collectif venu de l'autre côté du voile. La racine était toujours là, mais sa charge émotionnelle s'était dissipée. Elle était devenue une archive, non plus une malédiction.
Quand la Marcheuse se releva, le ciel avait pâli. L'aube approchait. Elle reprit le chemin du village, le cœur léger. En arrivant, elle vit les premières fumées s'élever des cheminées. Les citrouilles semblaient lui sourire d'un air complice. Elle croisa les enfants, déjà affairés, et leurs déguisements lui apparurent non plus comme un jeu, mais comme un hommage touchant à ce monde des esprits qu'elle venait de visiter.
Elle pouvait maintenant rejoindre la fête. Non plus en fuyant un murmure intérieur, mais en l'ayant pleinement écouté. Elle avait honoré ses morts en privé ; elle pouvait désormais célébrer tous les ancêtres avec sa tribu, en étant enfin, et seulement, elle-même.
Les enseignements du conte :
Octobre est un mois de seuil, où le voile entre le monde visible et l'invisible s'amincit. C'est un temps pour honorer nos morts, mais aussi pour écouter ce que leurs silences nous ont légué. Ce conte nous enseigne que pour participer pleinement à la célébration de la vie, il faut parfois avoir le courage de descendre dans les caves de notre mémoire familiale.
🍂 Écouter le Murmure sous la Fête : Le Collectif et l'Intime
Les rituels collectifs sont nourrissants et nécessaires. Mais parfois, le bruit de la fête et la chaleur de la communauté peuvent couvrir une voix plus subtile, plus personnelle : celle de notre propre âme qui nous appelle à un travail intérieur. L'enseignement ici est de savoir s'honorer soi-même. Avoir le courage de quitter momentanément la lumière du groupe pour répondre à un appel intime n'est pas un rejet de la communauté, mais un acte nécessaire pour pouvoir y revenir plus entier et plus authentique.
Questions introspectives : Quand la joie et l'agitation du monde extérieur sont les plus fortes, quel murmure subtil en moi est-ce que j'essaie de ne pas entendre ? Ai-je le courage de m'accorder un temps de solitude pour l'écouter ?
🔗 La Racine de l'Héritage : Ce que nous Portons pour les Autres
Le cœur du conte repose sur une notion clé de la psychologie des profondeurs : l'héritage transgénérationnel. Nous ne sommes pas des îles. Nous portons en nous, inconsciemment, les joies, mais aussi les traumatismes non résolus, les silences et les douleurs de nos ancêtres. La "tristesse sans nom" de la Marcheuse est une loyauté invisible à une souffrance qui la précède. Reconnaître cela est un pas de géant : certaines de nos plus grandes peines ne sont pas de notre fait, mais de notre lignée.
À explorer : Y a-t-il une émotion (une tristesse, une colère, une peur) que je ressens de manière récurrente et qui me semble "plus grande que moi" ou "sans raison apparente" dans ma vie actuelle ? Pourrait-elle être l'écho d'un non-dit familial ?
🐗 La Force du Sanglier : Ne Pas Avoir Peur de la Boue
La guérison ne se fait pas toujours dans la douceur. Parfois, elle requiert une force primale, celle du Sanglier, qui n'a pas peur de "faire de la boue", de labourer la terre de notre inconscient pour mettre à jour ce qui est enfoui. Ce guide nous enseigne que certaines vérités ne se révèlent pas par la méditation douce, mais par le courage de confronter ce qui est brut, ce qui dérange. Il faut parfois accepter de tout chambouler pour voir ce qui se cache sous la surface.
Questions introspectives : Quelle vérité est-ce que j'évite de regarder parce que j'ai peur de "faire de la boue" ou de déranger l'ordre établi en moi ou dans ma famille ?
🗣️ Honorer sans Porter : L'Acte de Différenciation Psychique
Voici le rituel de guérison central du conte. La Marcheuse ne rejette pas ses ancêtres et ne cherche pas à effacer le passé. Elle pratique un acte psycho-magique puissant : la différenciation.
Honorer : "Je vous vois. J'honore votre douleur." Elle donne de la reconnaissance et de la dignité à la souffrance passée.
Rendre : "Je vous rends ce qui vous appartient." Elle se sépare de la charge émotionnelle. C'est un acte de délimitation qui brise la loyauté inconsciente.
Garder : "Je garde seulement l'amour et la force." Elle choisit consciemment de ne conserver que l'héritage positif. C'est ainsi que l'on peut aimer et respecter sa lignée sans être condamné à répéter ses drames.
Pratique douce : Pensez à un parent ou un ancêtre dont vous sentez porter une charge. Allumez une bougie, et dites à voix haute : "J'honore ton parcours et tes difficultés. Avec amour, je te rends la peine que tu as portée. Je garde ta force et je continue ma propre route." Sentez ce que ces mots créent en vous.
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