L'injustice
- Caroline P.
- 6 sept.
- 4 min de lecture
Il y a des blessures qui ne viennent pas de l’absence ou du rejet, mais du déni plus subtil de ce que l’on a traversé. La blessure d’injustice naît quand ce que nous vivons, ressentons ou portons n’est pas reconnu à sa juste mesure. Quand la douleur est minimisée, quand l’effort n’est pas salué, quand l’expérience intime est balayée d’un revers de main.
Alors s’installe une brûlure sourde : « Ce que j’ai vécu n’a pas de valeur ».
De là surgit la rigidité, l’exigence, le besoin d’être irréprochable. Comme si, en étant parfait, on pouvait enfin faire taire cette invalidation et prouver au monde que notre vécu compte.
Mais sous l’armure demeure la plaie : celle d’un être qui aspire à être reconnu dans sa vérité la plus simple.
Entre visible et invisible
La blessure d'injustice ne naît pas seulement d'événements concrets. Elle s’enracine aussi dans une perception intime, souvent inconsciente, d’être nié dans sa liberté d’être tel qu’on est. C’est une blessure existentielle, une atteinte à l’identité fondamentale.
Le rejet peut être brutal et explicite : un enfant repoussé, une parole blessante, une exclusion claire. Mais il peut aussi être subtil, presque imperceptible : un regard qui glisse ailleurs, une parole qui ignore, une présence qui ne reconnaît pas. Ces micro-expériences, répétées, finissent par laisser une empreinte inconsciente : « Je ne compte pas, je n’ai pas ma place ».
Abandon vs Injustice : deux blessures entremêlées
Ces deux blessures se ressemblent, mais ne portent pas la même empreinte.
L’abandon naît de la peur d’être laissé seul. Le lien est rompu, le fil se coupe, et le vide surgit. La réaction est souvent de s’agripper à l’autre, quitte à s’oublier.
L’injustice, elle, touche plus profondément l’identité : ce n’est pas seulement perdre le lien, c’est sentir qu’on n’aurait jamais dû être inclus. Le fil n’est pas coupé, il est nié. La réaction est alors l’effacement, le retrait, pour éviter un nouveau "non".
Et pourtant, ces blessures se nourrissent mutuellement. La personne qui craint d’être abandonnée redoute aussi l’injustice, car la séparation confirme son sentiment de ne pas être "assez". À l’inverse, celui qui se sent victime d'injustice s’attend déjà à l’abandon, convaincu que nul ne restera jamais longtemps auprès de lui.
Les symptômes de la blessure d’injustice
Cette blessure se traduit par des défenses qui cherchent toutes à éviter la réouverture de la plaie :
Perfectionnisme rigide : être impeccable pour ne plus donner prise à la critique.
Contrôle : verrouiller ses émotions et ses gestes pour ne jamais être invalidé et qui cherche à conjurer toute faille et à prévenir le chaos intérieur.
Colère rentrée : une braise intérieure qui s’allume dès que l’équilibre est rompu.
Exigence envers soi : incapacité à s’autoriser la vulnérabilité ou l’imperfection.
Froideur apparente : façade glacée qui dissimule une sensibilité extrême à l’injustice.
Le déni des besoins, qui pousse la personne à s’imposer des efforts constants sans écouter les signes de son propre corps et de son esprit, car on a appris que ces signes n'avaient pas de valeurs.
Le regard de Lise Bourbeau : le masque du rigide
Lise Bourbeau associe cette blessure au masque du rigide. Celui qui le porte se coupe de ses émotions pour paraître inébranlable, discipliné, "parfait". Mais derrière ce masque se cache une immense douleur : celle de n’avoir jamais eu le droit d’être spontané, vulnérable, simplement humain.
Reconnaître ce masque, c’est accepter de voir la sensibilité qu’il protège et comprendre que la rigidité n’est pas une identité, mais une défense.
Le miroir de la société : l’ère de la performance et des écarts
Notre époque nourrit puissamment la blessure d’injustice.Le culte de la performance et de la comparaison impose un message implicite : « Tu devrais être plus, faire mieux, être autrement ». Les réseaux sociaux renforcent ce climat en exposant des vies lisses et idéalisées, où tout ce qui s’en éloigne semble aussitôt disqualifié.
À ce ressenti symbolique s’ajoute la question du mérite, omniprésente dans nos sociétés modernes. On nous apprend que l’effort doit être récompensé, que le travail acharné ouvre toutes les portes. Mais la réalité contredit souvent ce récit : salaires bas malgré un engagement intense, promotions inaccessibles, reconnaissance qui échappe à ceux qui la mériteraient.
Les rapports de genre reflètent cette injustice permanente :
la femme est jugée qu’elle choisisse d’être au foyer ou de travailler, comme si aucune place n’était vraiment légitime.
L’homme, de son côté, demeure enfermé dans des modèles virils qui nient sa vulnérabilité.
La parentalité illustre aussi cette invalidation subtile : les parents, souvent bombardés de conseils extérieurs, voient leur instinct et leurs émotions minimisés, voire disqualifiés au profit de normes éducatives contradictoires. Même lorsque ces avis se veulent bienveillants, ils peuvent nier la valeur du ressenti parental, jusqu’à conduire à l’épuisement, voire au burn-out.
(Je vous invite à découvrir l’article consacré au TDAH si ce sujet vous concerne, de près ou de loin.)
Chacun, à sa manière, se heurte à une condition où l’effort et le rôle social semblent toujours évalués, jamais pleinement reconnus.
Ces expériences collectives amplifient le sentiment intime que "rien n’est jamais assez", et que la valeur de l’être ne peut pas être mesurée justement. Ainsi, l’indignation personnelle rejoint une indignation sociale : la plaie individuelle trouve un miroir dans les fractures d’un monde où l’équilibre et la justice semblent toujours menacés.
De la blessure à la transformation
Travailler cette blessure, c’est accepter de déposer l’armure. C’est reconnaître que la justice véritable ne naît pas de la rigidité, mais de la capacité à accueillir l’imperfection, la sienne comme celle du monde.
Dans une lecture jungienne, la blessure d’injustice réveille une part de nous que nous croyons inacceptable et que nous refoulons. Mais elle convoque aussi des archétypes puissants :
Le Leader, qui cherche à rétablir l’équilibre et à incarner une autorité juste.
Le Héros, qui met son exigence au service d’un dépassement, transformant la colère en énergie d’action.
Le Citoyen, qui relie la blessure individuelle au collectif et s’engage pour plus d’équité et de solidarité.
Ces figures, lorsqu’elles sont reconnues et intégrées, permettent de transformer la colère en discernement, et la rigidité en force créatrice.
Guérir la blessure d’injustice, ce n’est pas renoncer à l’idéal. C’est apprendre à en faire un guide plutôt qu’une prison. C’est accepter que la vulnérabilité et la chaleur humaine soient, elles aussi, des formes de justice intérieure.
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